CHAPITRE XV
À cause d’un vent debout qui soufflait à quatre-vingts kilomètres, le dirigeable levait du nez selon un angle qui dans les rafales pouvait atteindre quarante-cinq degrés. La nacelle suivait ce mouvement et son plancher à l’oblique présentait des inconvénients aux navigateurs dans leurs allées et venues.
Depuis le départ, Jaël était dans l’une des soutes obscures, d’où elle ne pouvait voir le vertigineux spectacle de la banquise défilant plusieurs centaines de mètres sous eux. À chaque secousse elle gémissait et Liensun, depuis le poste de pilotage, essayait de la rassurer par la pensée. L’enfant était ravi. Depuis le départ il écarquillait les yeux pour dévorer cette vision incroyable de la planète vue de si haut. Il n’éprouvait pas de vertige et voulait accompagner Greog lorsque ce dernier grimpait dans l’enveloppe pour effectuer des vérifications.
Longtemps ils avaient suivi la petite voie ferrée qui s’enfonçait vers le sud, avaient découvert qu’elle était en très mauvais état sur les vingt premiers kilomètres mais que, par la suite, elle paraissait intacte. Le trou à phoques se trouvait à cent cinquante kilomètres de leur station de départ. Jamais Kroual et ses chasseurs n’auraient pu l’atteindre facilement.
Il y avait des milliers d’animaux qui levaient la tête vers eux avant de plonger dans l’océan. Tous frissonnaient à la vue de cette eau noire qui venait battre contre les plages de glace en pente douce. Les phoques savaient depuis longtemps aménager leur lieu de pêche. Ils choisissaient un endroit de moindre épaisseur, foraient un premier puits avec leurs nageoires, inlassablement, se remplaçant nuit et jour. Ce puits devenait ensuite un entonnoir puis un petit lac intérieur à pente douce. Celui-là avait presque un kilomètre de diamètre et ils avaient pu voir les pinnipèdes travailler pour empêcher la formation d’icefïelds en bordure du rivage. Ils semblaient s’amuser à plonger, à resurgir d’un coup, toute une bande joyeuse mais en fait ils maintenaient consciencieusement les limites de leur domaine.
— Nous pourrions venir nous installer ici en cas de besoin, dit Ann. La rupture de la voie plus au nord garantirait notre sécurité. Avec un indicateur de continuité toujours en place, nous serions prévenus dès qu’une expédition essayerait de réparer les rails.
— Bonne idée, dit Ma Ker. L’aérostat nous aiderait à transporter le matériel. Voire les wagons. Pour leur faire franchir d’un saut les dix kilomètres de cassure.
Le trou aux phoques était loin, à dix heures de route désormais et ils naviguaient plein sud dans la nuit épaisse comme du goudron. Sans les instruments, qui diffusaient leurs rassurantes observations, ils auraient connu l’épouvante qui n’attendait qu’une défaillance pour envahir leur esprit. Le vent pouvait forcer, l’hélium s’échapper, un moteur tomber en panne. Et si le compas s’affolait ? Il y avait des zones qui troublaient cet appareil sans explications possibles.
Ma préparait des boissons chaudes dans lesquelles elle versait un peu d’euphorisant et de l’alcool. Ils avaient jugé stupide de faire escale pour passer la longue nuit glaciaire dans une relative tranquillité. La nuit durait quinze heures et l’on pouvait franchir à allure réduite près de mille kilomètres.
— Nous dérivons, disait Greog. Nous dérivons vers l’est. Je corrige autant que je le peux, mais c’est un gaspillage de carburant. Nous avions cent heures d’autonomie au départ. En théorie, nous avons navigué vingt-deux heures. Mais je préfère compter trente.
— Allons-nous devoir faire demi-tour sans avoir atteint notre but ? demanda Julius.
— Il y aura toujours un problème de carburant et de réservoirs. Ce prototype devra être reconsidéré. Il faudrait que nous puissions soulever dix tonnes au moins. Alors nous aurions une autonomie de trois cents heures.
— Nous ne ferons jamais le tour de la planète dans ces conditions, constata Ma avec tristesse. Pas avant plusieurs années. La construction d’un appareil de ce type absorbera nos énergies humaines et matérielles sans grand résultat. Pendant ce temps-là nous ne travaillerons pas pour la rénovation du Soleil. Nous faillirons à notre mission.
Ann proposa de remplacer Greog qui accepta aussitôt avec un empressement que Ma trouva suspect. Il passa dans la cabine voisine mais de là il pouvait se rendre dans la soute où Jaël défaillait de terreur.
Julius dormait sur une couchette proche. Les deux femmes seules veillaient. Liensun ne parvenait pas à trouver le sommeil et ne cessait de venir auprès d’elles.
Ma comptait un peu sur lui pour détecter une présence humaine dans cet immense désert. Quelque part une pensée, un rêve ou un cauchemar, palpitait comme une lueur et attirerait l’attention de l’enfant.
Autour d’elles, la nuit coulait comme un de ces fleuves d’autrefois qu’elles ne connaissaient que par les livres ou les films.
— Le vent force un peu mais c’est très acceptable, dit Ann. Nous ne pouvons plus capter la météo de Tusk Station. Les prévisions étaient vagues.
Jamais la radio n’avait retrouvé son développement antérieur à la période glaciaire. Peut-être à cause des poussières lunaires ou d’un défaut de technique, mais sans relais les communications ne dépassaient pas quelques dizaines de kilomètres, quelques centaines avec des moyens colossaux. Ainsi, pour communiquer depuis Titanpolis avec la Panaméricaine, il fallait des centaines de relais. Si l’un d’eux défaillait, la transmission se trouvait interrompue. La Panaméricaine avait des frégates radio échelonnées sur la banquise de l’Atlantique et de l’océan Antarctique. Mais restait la banquise de l’océan Indien et de l’océan Pacifique. On parlait à nouveau de câbles qu’on immergerait sous la glace dans le fond de l’océan, mais ce projet nécessitait un devis que les autres Compagnies repoussaient avec indignation.
— Le moteur droit chauffe un peu, défaut de graissage certainement. Avec ce vent debout, la température extérieure est de moins quatre-vingt-deux.
— Je vais voir, dit Ma.
Elle dut traverser la soute et vit le couple en train de faire frénétiquement l’amour. Si frénétiquement qu’ils ne s’aperçurent même pas de son passage. Elle s’était douté de ce qu’elle verrait et n’avait pas voulu qu’Ann en soit le témoin. Désormais la présence de Jaël allait compliquer leur équilibre sentimental. Mais en compensation elle leur permettait de profiter de la présence de l’enfant, Liensun, et cet avantage était supérieur aux ennuis. Même Julius rêvait de cette fille et retrouvait un relent de jeunesse. Deux nuits auparavant il avait cherché une compensation auprès de son vieux corps fané. Elle en avait éprouvé un peu de honte malgré son indulgence coutumière.
Il y avait une fuite dans l’alimentation en huile de graissage, au départ du réservoir de celle-ci. Il suffisait de changer un joint, mais c’était impossible sans couper le moteur. Et ni Ann ni elle n’étaient capables de piloter le dirigeable avec un seul moteur. Elle essaya de noyer la fuite sous de la résine à prise rapide, mais c’était inefficace tant que le tuyau ne serait pas absolument sec.
Lorsqu’elle revint dans la soute, le couple dormait complètement nu, dans le plus grand désordre de leurs membres. Non sans répugnance, elle dut secouer l’épaule de Greog quand elle eut trouvé cette épaule sous la cuisse de Jaël. La fille se réveilla la première et leva un bras pour se protéger du rayon de la lampe.
— Que faites-vous, vieille sorcière ? Vous nous espionnez ?
— Greog doit venir immédiatement. Il y a un ennui sérieux.
Il se réveilla, se leva d’un bond. Ma détourna les yeux et il la rejoignit auprès du moteur.
— Bien, dit-il. On ne peut pas piloter vent debout pour le moment avec un seul moteur. Il faut virer lof pour lof mais c’est une manœuvre délicate. Peut-être qu’en altitude le vent est plus faible.
— C’est-à-dire ?
— Cinq mille mètres.
— Nous ne pourrons pas respirer.
— Si, avec nos combinaisons isothermes. Nous devons réveiller chacun et le faire sans attendre, sinon le moteur va griller et nous devrons retourner à notre base.
Un quart d’heure plus tard, chacun était préparé à affronter l’altitude. Ma avait dû gifler Jaël à plusieurs reprises pour calmer sa crise de nerfs et la forcer à enfiler sa combinaison.
— Nous ne devrions jamais la quitter, dit Julius. Nous faisons trop confiance à cet appareil.
L’aérostat grimpa très vite, le filtre à hélium fonctionnant admirablement. Les ballonnets laissés en attente se gonflaient sans incidents et l’altitude fut bientôt de quatre mille mètres. Le vent ne soufflait plus qu’à soixante kilomètres à l’heure. Greog poussa à cinq mille et dans un calme relatif put faire virer l’énorme masse lof pour lof. Il y eut des tremblements effroyables, la nacelle se balança dans toutes les directions.
Jaël hurla si fort qu’elle couvrit les autres bruits, même ceux des moteurs.
On se laissa dériver dans le vent, l’unique moteur ne servant plus qu’à la gouverne. Greog et Ma purent aller changer le joint défectueux en quelques minutes. Le moteur repartit sans difficulté et Greog ramena le dirigeable vent debout.
— On va naviguer à cette altitude pour économiser le combustible. Au moins jusqu’à l’aube. Il suffit de garder nos combinaisons pour respirer plus facilement.
Grâce au perfectionnement de son nouveau type de filtre, il pouvait récupérer de l’oxygène et de l’hydrogène. Il rêvait pour plus tard d’un moteur utilisant ce dernier gaz qui abondait.
Ma alla se reposer trois heures et, quand elle se leva, le jour était en train de délayer l’obscurité en gris sale.
— Regardez, dit Greog.
Il lui montrait un point sur la courbure du ciel et elle découvrit la tache vaguement plus propre.
— Oh, vous croyez vraiment que…
— Notre lucarne solaire, Ma. Malgré les années, les strates lunaires ne se sont jamais complètement remises en place à cet endroit. Il y a là une faiblesse de la croûte qui nous laisse une possibilité un jour prochain. Il fallait venir à cette altitude pour le découvrir. De plus, c’est la même période de l’année et par coïncidence explicable le Soleil se trouve dans l’axe.
— C’est comme une cicatrice, dit-elle… Et ça ne me laisse pas que de bons souvenirs.
Il y avait eu Julius foudroyé par le soleil, et tous ces innocents que le redoux avait tués.
— Nous avons effectué deux mille kilomètres depuis notre départ mais nous avons dérivé et nous essayons de revenir vers le 160e Méridien. Si tout va bien, nous devrions, avant la fin du jour, retrouver les traces de l’ancien réseau ferré.
Ils progressaient à meilleure allure depuis que le vent était en partie tombé et ils avaient pu reprendre une altitude moyenne, deux mille mètres environ. Ils aperçurent d’autres trous de phoques, des excavations énormes où venaient respirer des baleines d’une taille jamais vue.
— Les ressources sont encore fabuleuses, disait Ann. Mais il a fallu des siècles pour que ces animaux reconstituent leurs troupeaux.
Dans l’après-midi ils se trouvèrent à l’aplomb du 160e Méridien, du moins si leurs calculs étaient exacts, mais il n’y avait pas trace d’un ancien réseau.
— Pourtant la banquise ne paraît pas avoir subi de gros bouleversements, dit Greog.